La suffisance de description d’une invention, revendiquée dans un brevet, est une des exigences fondamentales pour la validité de ce brevet, qu’il soit français ou européen. Les tribunaux français ont à trancher sur cette question, qui sera aussi bientôt débattue dans le cadre de l’introduction d’une procédure d’opposition devant l’INPI.
L’exigence de suffisance de description est l’une des contreparties à l’octroi du monopole d’exploitation de l’invention au titulaire du brevet. En effet, elle permet de s’assurer que l’innovation apportée par l’objet du brevet est rendue disponible à des tiers, de façon à pouvoir être exécutée, et fasse donc progresser l’état de la technique. Le cas présenté ci-après met en lumière la manière dont peut être appréciée la suffisance de description d’une invention par les tribunaux français.
Dispositions légales similaires en France et devant l’OEB
Cette exigence est formulée dans l’article 83 de la Convention sur le brevet européen (CBE) : « L’invention doit être exposée de manière suffisamment claire et complète pour qu’un homme du métier puisse l’exécuter ». Une insuffisance de description peut donc mener au rejet d’une demande de brevet européen (article 97(2) CBE). De la même manière, tel que l’établit l’article 138(1) b) CBE, une insuffisance de description constitue une cause de nullité d’un brevet européen. On peut noter enfin que l’insuffisance de description constitue également un motif d’opposition à un brevet européen, comme le définit l’article 100 b) CBE.
Des dispositions similaires sont présentes dans le Code de la propriété intellectuelle (CPI), qui reprend la même formulation que celle de l’article 83 CBE dans l’article L612-5 CPI. L’insuffisance de description est également une cause de nullité d’un brevet français telle que définie dans l’article L613-25 b) CPI. La procédure d’opposition à un brevet français n’est pas prévue par le CPI, mais elle sera mise en place dans les prochains mois (22 février 2020 a priori) suite à l’adoption de la loi PACTE. L’insuffisance de description sera un motif d’opposition à un brevet français.
Ainsi, un exposé suffisant de l’invention dans une demande de brevet est d’une importance capitale quant à la réussite de la procédure de délivrance et à la solidité du titre qui sera obtenu.
Application concrète en droit français
L’arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 23 janvier 2019 (pourvoi n° R/2016/28322) vient préciser certains aspects de l’appréciation du critère de suffisance de description. Dans cette affaire, CARRERA SARL et TEXAS DE FRANCE SAS font grief à l’arrêt du 6 septembre 2016 de la Cour d’appel de Paris rejetant leur demande d’annulation du brevet européen EP 1 067 822 dont MULLER ET CIE SA est titulaire, pour insuffisance de description.
L’invention revendiquée dans le brevet EP 1 067 822 est un procédé de fabrication d’un élément chauffant pour appareil de chauffage ou cuisson. Cet élément de cuisson est réalisé par coulée d’un alliage ferreux autour de l’enveloppe en matériau fusible d’un moyen calorifique (typiquement une résistance chauffante). Le brevet précise que l’enveloppe de la résistance doit avoir (i) une température de fusion sensiblement équivalente à celle de l’alliage ferreux coulé, et (ii) une épaisseur et une inertie thermique suffisantes afin de permettre une fusion superficielle de l’enveloppe sans la détériorer.
Les demandeurs au pourvoi faisaient valoir que l’invention n’était pas suffisamment décrite car l’homme du métier ne serait pas en mesure d’exécuter l’invention, à l’appui de la description du brevet et de ses connaissances professionnelles normales, et ce, sans effort excessif. Plus précisément, ils estimaient que l’absence d’indication dans le brevet de la température maximale de coulée de l’alliage ferreux, de l’épaisseur de l’enveloppe, de son inertie thermique et de la durée durant laquelle le matériau ferreux coulé doit chauffer la résistance, empêchait l’homme du métier (qui avait été défini dans cette affaire comme un ingénieur spécialiste des éléments chauffants pour appareils de chauffage domestiques) de mettre en œuvre l’invention sans effort excessif.
L’homme du métier peut faire appel à des ouvrages de référence
La Cour a répondu sur ce motif en précisant que « le fait que certains éléments indispensables au fonctionnement de l’invention ne figurent ni explicitement dans le texte des revendications ou de la description, ni dans les dessins représentant l’invention revendiquée n’implique pas nécessairement que l’invention n’est pas exposée dans la demande de façon suffisamment claire et complète pour qu’un homme du métier puisse l’exécuter ». La Cour ajoute que le choix de l’alliage ferreux peut être fait en se basant sur des ouvrages de référence, et que l’épaisseur de l’enveloppe peut être facilement déterminée à l’aide de simples essais de mise au point. Ainsi, la Cour rejette le pourvoi, confirmant la décision de la Cour d’appel de maintenir le brevet attaqué.
Enseignements à tirer de cette affaire : appréciation des connaissances professionnelles de l’homme du métier
Cette affaire permet de tirer quelques indices de l’examen du critère de suffisance de description par les tribunaux français.
Le critère principal pour apprécier la suffisance de description est que l’homme du métier doit être en mesure de réaliser l’invention, à l’appui de la description du brevet et de l’ensemble de ses connaissances générales.
Ce que l’on peut retenir est qu’il n’est pas nécessaire que tous les éléments indispensables au fonctionnement de l’invention soient décrits, explicitement ou non. Les connaissances professionnelles normales de l’homme du métier ne sont donc pas uniquement celles découlant directement de son domaine d’activité (dans le cas ci-dessus, la métallurgie ne fait pas directement partie du domaine de l’homme du métier, qui est un ingénieur spécialiste des éléments chauffants pour appareils de chauffage domestiques), mais peuvent être considérées plus largement, par exemple comme l’ensemble des connaissances à la disposition d’un ingénieur, en plus de celles spécifiques à son domaine.
Des indices, pas un mode d’emploi
Le critère de suffisance de description ne doit donc pas être envisagé comme la nécessité de la présence, dans le brevet, d’un « mode d’emploi » pour la réalisation de l’invention, mais comme le besoin de présenter suffisamment d’indices permettant à un homme du métier compétent d’aboutir à l’invention.
Par Victor Vaudaux