La Grande Chambre de recours de l’OEB a été saisie de deux questions relatives à la titularité de la priorité. Parlons-en et voyons quel raisonnement peut conduire la Grande Chambre à trancher en faveur ou au détriment des déposants.
Sophie, en tant que CPI (Conseil en Propriété Industrielle) français et CPA (Chartered Patent Attorney) britannique, vous avez traité de nombreux dossiers dans lesquels une question de titularité se posait.
Dans le cas qui va nous intéresser, qui n’est pas du tout une situation rare, des inventeurs ont déposé à leur nom une première demande aux États-Unis. Cette première demande a servi de priorité à une demande PCT déposée ultérieurement, avec comme déposants deux personnes morales distinctes qui se partageaient les désignations de territoires : l’une, employeur des inventeurs, pour l’entrée en phase aux États-Unis, et l’autre, partenaire commercial, pour l’entrée en phase européenne.
Dans la mesure du possible, on a coutume d’éviter toute difficulté quant à la transmission du droit de priorité en conservant exactement le même déposant entre la demande prioritaire et la demande PCT, pour ensuite enregistrer des changements de titulaire au cours des procédures nationales et régionales. C’est du moins la recommandation que l’on s’efforce de faire aux déposants qui nous consultent à ce sujet.
Dans le cas que nous allons commenter, les déposants n’ont pas suivi cette recommandation puisqu’ils ont modifié les déposants entre le premier dépôt et la demande PCT. Ceci engendre nécessairement des discussions concernant la transmission du droit de priorité. C’est ce que va examiner la Grande Chambre de recours de l’OEB à la suite des saisines récemment publiées G 1/22 et G 2/22.
Parlons-en et voyons quel raisonnement peut conduire la Grande Chambre à trancher en faveur ou au détriment des déposants.
Mais pour entrer en douceur dans ces considérations juridiques complexes, revoyons d’abord les grands principes en jeu dans cette affaire.
- Comment la condition de nouveauté d’une invention se traduit-elle concrètement lorsqu’on examine une demande de brevet ?
En Europe, la condition de nouveauté est absolue ; l’invention doit être nouvelle à la date du dépôt de la demande. Toute divulgation publique précédant ce dépôt, même du fait des inventeurs eux-mêmes, peut être utilisée pour juger si l’invention est effectivement nouvelle.
- Cela signifie-t-il qu’un inventeur ne devrait jamais déposer après avoir parlé de son invention à des tiers ?
Absolument, sauf à avoir mis en place les conditions d’une confidentialité stricte.
- Une fois le dépôt effectué, l’inventeur court-il encore un risque à divulguer son invention ?
Non, dans la mesure où il n’en rajoute pas ! C’est-à-dire s’il ne divulgue pas des informations non présentes dans la demande.
- Comment un inventeur qui a divulgué son invention après un premier dépôt dans son pays d’origine pourra-t-il encore satisfaire à l’exigence de nouveauté pour ses dépôts ultérieurs à l’étranger, alors qu’il n’a pas encore concrètement effectué ces dépôts ultérieurs ?
Grâce au droit de priorité. Si des dépôts sont effectués dans les 12 mois du premier, la date à laquelle la nouveauté est jugée est celle du premier dépôt, dans la mesure où la priorité est revendiquée.
- Si un inventeur n’a pas les moyens ou l’envie de procéder à des dépôts à l’étranger mais qu’il connaît un autre déposant qui souhaite le faire, l’inventeur peut-il lui faire bénéficier du droit de déposer à l’étranger sous priorité du premier dépôt ?
Ce droit de priorité est en effet cessible. En France, la cession n’est valable que si elle est matérialisée par un écrit.
- L’existence d’une transmission explicite du droit de priorité, indépendante de la transmission de la demande de brevet, est-elle une exigence du législateur ou une construction jurisprudentielle ?
Cela dépend des pays ! En France c’est une construction jurisprudentielle.
- Quel intérêt revêt l’exigence d’une transmission explicite du droit de priorité indépendante de la transmission de la demande de brevet ?
Elle peut justement être utile lorsque l’on souhaite, dans l’année de priorité, permettre à un tiers de déposer à son nom des demandes de brevet à l’étranger qui pourront bénéficier du droit de priorité.
- Si un nouveau déposant doit apparaître pour le second dépôt, peut-on se contenter de l’ajouter, au lieu de le substituer au premier déposant, de manière à former un groupe de déposants “conjoints” ? Ainsi, puisqu’elle a toujours le premier déposant comme demandeur, la deuxième demande devrait logiquement bénéficier du mécanisme de priorité au moins à l’égard du premier déposant. Et comme la demande est unique, la validité de sa revendication de priorité s’étendrait au déposant ajouté.
En effet, l’OEB le permet dans la mesure où tous les déposants de la demande d’origine sont également déposants du second dépôt.
- Puisqu’un nouveau déposant peut s’ajouter à un premier déposant pour que le second dépôt bénéficie de la date de priorité du premier dépôt, le même bénéfice peut-il subsister lorsque le nouveau déposant a été ajouté pour déposer une demande PCT et y est clairement présenté comme étant seul déposant pour un territoire donné (en l’occurrence, la juridiction du Brevet européen) ? Dans cette situation, il ne fait pas de doute que sur ce territoire, le premier déposant n’aura pas le statut de demandeur. Pourtant, la demande PCT pourrait être vue comme une demande ayant des déposants conjoints.
Dans ce cas, pour l’OEB, le premier co-déposant n’existe même pas car la demande PCT qui désigne l’OEB n’a qu’un seul nouveau titulaire et non plusieurs co-déposants. Il convient donc de pouvoir établir que celui-ci a acquis 1) le droit au dépôt et 2) ce droit de priorité.
- Le risque est donc grand, d’après vous, qu’une application stricte des règles de priorité n’aboutisse au refus de reconnaître le bénéfice de la priorité à une demande PCT entrant en phase européenne au nom d’un nouveau demandeur seul qui ne peut faire valoir de transmission explicite du droit de priorité en sa faveur, n’est-ce pas ?
C’est tout à fait cela. Les professionnels de la propriété industrielle ont l’habitude de rédiger des actes en prenant en compte ces spécificités. La démarche la moins risquée est de procéder à des dépôts étrangers au nom du ou des déposants d’origine, sauf à posséder des documents de cession valides et signés par les deux parties.
- Pensez-vous que de nombreux dossiers dans cette situation sont menacés ?
C’est en effet malheureusement possible.
Merci Sophie. Nous espérons que cet échange aura permis à nos lecteurs d’aborder de manière progressive le sujet de la priorité sur l’ensemble de son spectre. Ce sujet est d’apparence simple, mais étudié de près, il s’avère toujours délicat et complexe. Nous attendons donc avec impatience la décision de la Grande Chambre de recours de l’OEB.