Une approche différente de celle de l’OEB est possible : un facteur d’incertitude pour les titulaires de brevets en France ?
La Cour d’appel de Paris, Pôle 5 – chambre 1, dans son jugement du 19 janvier 2021, n° 18/28089, s’est penchée sur l’application de l’approche problème-solution et les connaissances de l’homme du métier.
Préambule : Dans cet article, nous nous concentrerons principalement sur les points de débat concernant l’appréciation de l’activité inventive retenue par la Cour d’appel par rapport à la doctrine dominante en France et à l’Office européen des brevets (OEB). Nous ne discuterons pas le fond technique de ce jugement.
En première instance, le TGI de Paris conclut à l’absence d’activité inventive
Dans sa décision du 9 novembre 2018, n°16-17382, le Tribunal de grande instance (TGI) de Paris a conclu à la nullité de la partie française du brevet européen EP0899518 au nom de I-TEK. Il a donc débouté le titulaire de toutes ses prétentions relatives à la contrefaçon de son brevet par la société EARL Z.
Pour conclure à cette nullité, le TGI a jugé que les objets des revendications du brevet n’impliquaient pas d’activité inventive au regard de la combinaison des divulgations des documents G (CH 551 740) et D (EP0312478).
La société I-TEK a interjeté appel de cette décision, en avançant notamment que le raisonnement tenu par le TGI concernant l’activité inventive des revendications était trop succinct, et ne suivait pas l’approche problème-solution. On rappelle que l’approche problème-solution est basée sur une analyse de l’état de la technique le plus proche, afin d’apprécier l’activité inventive déployée dans la réalisation de l’invention protégée par le brevet.
En appel, la Cour confirme et explicite la démarche à suivre
La Cour d’appel de Paris , dans son arrêt du 19 janvier 2021, n° 18/28089, a confirmé la décision rendue en première instance et tenté de compléter le raisonnement (succinct) du TGI de Paris concernant l’activité inventive. Ce faisant, la décision rendue par la Cour d’appel met en lumière des éléments de réflexion sur la façon de traiter l’activité inventive en France par nos tribunaux, que nous nous proposons de commenter.
Les juridictions françaises ne sont pas tenues de procéder selon l’approche problème-solution
Rappelons tout d’abord les grandes étapes de l’approche problème-solution telle que définie par l’OEB :
- déterminer l’art antérieur le plus proche ;
- à partir des différences entre l’invention revendiquée et l’art antérieur le plus proche, établir le problème technique objectif à résoudre ;
- examiner si l’invention revendiquée, en partant de l’état de la technique le plus proche et du problème technique objectif, aurait été évidente pour l’homme du métier (dernière étape également appelée approche « could-would » dans les Directives de l’OEB)
La Cour d’appel de Paris indique que les juridictions françaises ne sont nullement tenues de procéder selon l’approche problème-solution pour juger de l’activité inventive d’une revendication d’un brevet européen. Plus exactement, la Cour d’appel précise :
« L’article 56 de la CBE n’exige pas pour déterminer si un brevet procède ou non d’une activité inventive de procéder par une approche problème-solution supposant de définir au préalable un état de la technique le plus proche du brevet attaqué, qui est propre à la chambre de recours de l’OEB et ne s’impose pas aux juridictions françaises. »
Comme l’indique justement la Cour d’appel, aucune disposition contraignante pour les juridictions nationales des États membres de la Convention sur le brevet européen (CBE) n’est prévue s’agissant de l’appréciation de l’activité inventive. Cette affirmation semble donc juste dans la mesure où cette approche est définie dans les Directives d’examen de l’OEB et non dans la CBE, et donc, ne s’impose même pas au titulaire du titre.
État de la technique le plus proche : faut-il le définir ?
Toutefois, en précisant que l’approche problème-solution suppose « de définir au préalable un état de la technique le plus proche du brevet attaqué », la Cour d’appel semble remettre également en cause la définition d’un état de la technique le plus proche pour analyser l’activité inventive. Et ce point soulève plus d’interrogations.
D’ailleurs, force est de constater que la Cour d’appel se contredit par la suite sur ce point, puisqu’elle définit bien un état de la technique le plus proche : « En effet, à partir du brevet GRAF, qui constitue l’état de la technique le plus proche de la technique du brevet EP 518 […] ».
On peut se demander pourquoi la Cour d’appel a jugé utile de préciser, dans un premier temps, que l’approche problème-solution et la définition d’un état de la technique le plus proche ne sont pas exigibles pour juger de l’activité inventive d’une invention, pour ensuite définir tout de même un tel état de la technique.
Doit-on y voir seulement une manière de rappeler que la Cour d’appel et toutes les autres juridictions françaises habilitées à traiter des questions de brevetabilité sont indépendantes et libres d’appliquer la méthode qu’elles souhaitent pour cela ?
Les juridictions françaises peuvent s’appuyer sur l’approche problème-solution
Les directives respectives de l’OEB et de l’INPI recommandent néanmoins toutes les deux d’utiliser l’approche problème-solution pour juger de l’activité inventive, estimant qu’elle représente l’approche la plus objective pour ce faire.
En ce sens, les directives de l’INPI concernant « la délivrance des brevets et des certificats d’utilité » précisent :
« Pour qu’elle soit aussi objective que possible, l’appréciation de l’activité inventive doit être menée en se gardant du danger d’une analyse a posteriori, en utilisant l’approche problème-solution, et/ou en se servant d’indices ou de critères secondaires d’activité inventive. »
Si la Cour n’est ainsi pas tenue d’utiliser l’approche problème-solution, rien ne lui interdit toutefois de l’utiliser. Et si, aussi bien les directives européennes que les directives françaises recommandent une telle pratique, il aurait été intéressant que la Cour justifie sa non-utilisation : l’absence de contrainte d’utilisation ne suffit pas à comprendre sa non-utilisation.
Combinaison de trois documents
La Cour d’appel a confirmé la conclusion du TGI quant à l’absence d’activité inventive des objets des revendications du brevet, en se basant notamment sur l’étude fournie par la défenderesse.
Or, la Cour d’appel se base sur une combinaison de trois documents différents (G, D et S) pour conclure à l’évidence des objets des revendications concernées.
Il convient de rappeler que l’approche problème-solution prévoit un cas de figure spécifique dans lequel une combinaison de trois documents pour juger de l’activité inventive est possible. C’est le cas lorsque l’état de la technique le plus proche présente deux caractéristiques distinctives dont les effets associés n’ont pas de synergie l’un avec l’autre, ces caractéristiques pouvant donc être traitées séparément (problèmes partiels indépendants). Dans ce cas de figure spécifique, il est possible pour l’homme du métier de combiner, avec l’état de la technique le plus proche, un second document pour démontrer l’évidence de la solution au premier problème partiel et un troisième document pour démontrer l’évidence de la solution au deuxième problème partiel.
Hormis ce cas de figure, les directives de l’OEB précisent : « Toutefois, lorsqu’il faut combiner plus d’une divulgation avec l’état de la technique pour parvenir à une combinaison de caractéristiques, cela peut indiquer une activité inventive, par exemple si l’invention revendiquée n’est pas un simple agrégat de caractéristiques ».
Juxtaposition de caractéristiques ou mosaïque de documents… ?
Il apparait que c’est précisément sur ce point d’agrégat (ou de juxtaposition) de caractéristiques que la Cour d’appel se base pour son raisonnement à l’encontre de l’activité inventive des revendications combinant trois documents.
En effet, elle précise :
« En effet, à partir du brevet G, qui constitue l’état de la technique le plus proche de la technique du brevet EP 518, par de simples manipulations techniques et au vu de ses connaissances générales, l’homme du métier pouvait y associer les enseignements des brevets D, assurant une régulation via des volets associés à des moyens de commande guidés par un détecteur créant une ventilation par dépression, et S, introduisant le système de régulation à l’intérieur même de la cheminée ».
Pour conclure :
« Ainsi, la revendication 1 du brevet, en ce qu’elle constitue une juxtaposition de ces inventions et moyens connus et non une combinaison aboutissant à une fonction nouvelle essentielle, n’implique aucune activité inventive ».
Il semble donc que l’analyse de la Cour d’appel puisse être synthétisée de la sorte : les enseignements des brevets D et S font partie des connaissances générales de l’homme du métier, connaissances que ce dernier pourrait facilement associer à l’enseignement du brevet G par de simples opérations de routine.
Un tel raisonnement – qui ressemble fortement à un raisonnement a posteriori – repose essentiellement sur les compétences que l’on octroie à l’homme du métier et sur sa « créativité » : on ne sait pas dans quelle mesure celui-ci, confronté à la divulgation de G, serait incité à consulter le brevet D, puis le brevet S pour améliorer le système divulgué par le brevet G, en vue d’aboutir à l’invention revendiquée.
Notons que les Directives de l’INPI précisent que l’un des indices ou critères secondaires favorables à l’activité inventive est une « mosaïque d’au moins trois documents ». Il nous semble que l’approche utilisée ici par la Cour d’appel peut être assimilée à cette notion de mosaïque.
Enfin, on peut noter que suite à la définition de l’art antérieur le plus proche, la Cour d’appel s’est posé la question de savoir si l’homme du métier « pouvait » reproduire l’invention :
« l’homme du métier pouvait y associer les enseignements des brevets D, assurant une régulation via des volets associés à des moyens de commande guidés par un détecteur créant une ventilation par dépression, et S, introduisant le système de régulation à l’intérieur même de la cheminée. »
Or, il est de jurisprudence établie que l’approche à utiliser au sein de l’OEB est l’approche « could-would » : l’état de la technique dans son ensemble contient-il un enseignement qui aurait incité l’homme du métier ?
En effet, partant de l’état de la technique le plus proche, la question à se poser n’est pas « est-ce que l’homme du métier aurait pu réaliser l’invention ? » mais bien « l’aurait-il fait ? », « aurait-il été incité à le faire ? ». C’est là le cœur de l’activité inventive selon l’approche de l’OEB et il ne semble pas que la Cour d’appel ait vraiment pris en considération une telle approche.
Conclusion : l’appréciation de l’activité inventive, un exercice subjectif qui varie selon les pays…
La Cour d’appel rappelle qu’elle n’a aucune obligation d’utiliser l’approche problème-solution et la définition d’un art antérieur le plus proche pour juger de l’activité inventive des revendications du brevet européen, mais définit in fine un art antérieur le plus proche.
L’approche utilisée ici semble s’éloigner de celle de l’OEB, et semble même se rapprocher de celle des examinateurs de l’USPTO (Office américain des brevets) pour juger l’évidence de l’invention, une telle approche étant généralement très différente de la pratique européenne en la matière.
Ainsi, l’arrêt illustre que les tribunaux français ne sont pas tenus par l’appréciation de l’activité inventive préconisée par l’OEB. Nous pouvons regretter que l’arrêt ne développe pas davantage sa propre méthode d’appréciation, facilitant une plus grande prévisibilité des raisonnements suivis par les tribunaux français. Bien que l’appréciation d’activité inventive soit un exercice très délicat et qui relève souvent d’une question de faits, l’exposé d’une méthode détaillée présente l’avantage de réduire les risques de subjectivité, à la discrétion de la juridiction chargée d’apprécier l’activité inventive.
En l’espèce, il aurait été bienvenu que la Cour d’appel complète le raisonnement succinct tenu en première instance, or elle n’apporte pas un tel complément, et nous comprenons qu’elle confirme que cela n’est pas nécessaire.
L’arrêt rendu prend donc le contrepied de l’OEB et de l’INPI qui tentent de définir des méthodes les plus objectives possibles pour juger le critère d’activité inventive, ce qui peut susciter des inquiétudes pour les titulaires de brevets en France.
Il serait intéressant de voir si la titulaire décide de se pourvoir en cassation sur cette question spécifique.
Par Romain Perrine