Comment se défendre lorsque sa marque est reprise dans de telles circonstances ? La notion de position distinctive autonome.
La réponse à cette question vient d’être rappelée dans une affaire ECOLAB/KAIROS ECOLAB, dans laquelle la chambre commerciale de la Cour de cassation a rappelé et clarifié par deux fois, dans des décisions du 21 juin 2016 et du 14 novembre 2018, les critères établis par la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE, anciennement CJCE), dans un tel cas d’espèce.
En effet, la CJUE s’était déjà positionnée il y a longtemps sur ce point, dans le cadre d’une question préjudicielle posée par la Cour allemande, dans une affaire LIFE/THOMSON LIFE (CJCE 6 oct. 2005, C-120/04, Medion AG), dans laquelle elle avait considéré que l’adjonction du signe THOMSON, qui plus est renommé, à la marque antérieure LIFE, ne suffisait pas à empêcher le risque de confusion entre les marques par le public concerné, en considérant qu’« un risque de confusion peut exister dans l’esprit du public, … lorsque le signe contesté est constitué au moyen de la juxtaposition, d’une part, de la dénomination de l’entreprise du tiers et, d’autre part, de la marque enregistrée, dotée d’un pouvoir distinctif normal, et que celle-ci, sans créer à elle seule l’impression d’ensemble du signe composé, conserve dans ce dernier une position distinctive autonome. » Ainsi, le risque de confusion fut reconnu quand bien même la marque antérieure LIFE n’était pas dominante dans le signe contesté, cette dernière conservant une position distinctive autonome dans le signe contesté.
Par la suite, les juges sont venus appliquer les critères dégagés par la CJUE dans l’affaire THOMSON LIFE à plusieurs cas d’espèces, dans lesquelles les juges ont, à chaque fois, reconnu le risque de confusion, et ce, quand bien même :
> la marque antérieure n’était pas reprise à l’identique dans le signe contesté (E.ON/HYUNDAI EON, CA Paris, pôle 5, 2ème ch., 21 déc. 2012 ; MEDICON/MEDICOM SAFETOUCH, CA Rennes, 10 nov. 2015, N°15/03531),
> la juxtaposition de la dénomination sociale au signe repris se situait dans la marque antérieure invoquée (LONCAR-SUNLESS/SUNLESS ; TPIUE 29 janvier 2013, T-662/11), et/ou
> la distinctivité de la marque reprise semblait contestable (DOGHNUTS/BIMBO DOUGHNUTS ; CJUE 8 mai 2014, C-591/12 BIMBO/OHMI).
Il semblait donc plutôt facile d’empêcher un tiers de s’approprier une marque comportant un mot déjà enregistré à titre de marque auquel il aurait simplement ajouté la dénomination sociale de son entreprise. En cas de litige, il suffisait de démontrer que le signe repris gardait une position distinctive autonome dans le signe contesté ; démonstration qui semblait, au regard des différentes décisions, assez facile à réaliser.
Pourtant dans l’affaire DOGHNUTS (préc.), la cour avait précisé qu’« un élément d’un signe composé ne conserve pas une telle position distinctive autonome si cet élément forme avec le ou les autres éléments du signe, pris ensemble, une unité ayant un sens différent par rapport au sens desdits éléments pris séparément ». Cependant, dans cette affaire, ce ne fut pas suffisant pour faire dire à la Cour que l’élément repris ne conservait pas une position distinctive autonome au sein du signe contesté.
Dans l’affaire ECOLAB / KAIROS ECOLAB, la Cour de cassation est venue une nouvelle fois appliquer les critères dégagés par la CJUE pour apprécier le risque de confusion et la notion de position distinctive autonome du signe repris dans le signe contesté. Cependant, ces critères ont amené les juges à prendre, cette fois, une décision contraire aux décisions précédentes.
Dans cette affaire, la société ECOLAB USA INC. avait formé une opposition contre la demande de marque française KAIROS ECOLAB de la société SARL KAIROS, sur la base d’une marque verbale internationale désignant l’Union européenne ECOLAB. Cette opposition avait été rejetée par le directeur général de l’INPI, le 8 août 2013.
Dans une décision de la Cour d’appel du 30 mai 2014, les juges du fond avaient considéré que la seule reprise de la marque ECOLAB ne suffisait pas à établir un risque de confusion dans l’esprit du public, dès lors qu’il n’était pas démontré que la marque ECOLAB jouissait d’une renommée particulière, qui permettrait ainsi au terme ECOLAB de conserver une position distinctive autonome, au sein de la marque contestée KAIROS ECOLAB.
La Chambre commerciale de la Cour de cassation, dans un premier arrêt du 21 juin 2016, censura cette décision en rappelant les critères dégagés par la CJUE dans l’affaire THOMSON LIFE :
-lorsque le signe contesté est composé d’une juxtaposition de la dénomination sociale de l’entreprise et d’une marque antérieure enregistrée, même dotée d’un pouvoir distinctif normal, il peut exister un risque de confusion,
-la conservation de la position distinctive autonome du signe antérieur dans la marque seconde n’est pas subordonnée à sa renommée,
-l’appréciation de l’existence d’un risque de confusion n’implique pas de rechercher si l’impression d’ensemble de la marque seconde est dominée par le signe repris.
Suite à cette cassation et aux critères rappelés par la cour, on aurait pu penser que la cour de renvoi allait, cette fois, considérer qu’il y avait un risque de confusion entre les signes. Cependant, elle n’en fit rien et la Cour d’appel de Paris de renvoi, dans un arrêt du 25 avril 2017, rejeta à nouveau l’opposition formée par ECOLAB USA INC. en considérant cette fois que le signe KAIROS ECOLAB pris dans son ensemble, constitue une unité ayant un sens différent, par rapport au sens des éléments pris séparément et donc au sens du signe antérieur, menant à la conclusion qu’il n’existe pas de risque de confusion entre les marques en présence.
La société américaine forma alors un nouveau pourvoi.
C’est ainsi qu’à l’issue d’une longue procédure, la Cour de cassation, dans son arrêt rendu par la Chambre commerciale le 14 novembre 2018, et en application des critères dégagés par la CJUE, est venue confirmer qu’il n’existait pas de risque de confusion entre la marque antérieure ECOLAB et la marque contestée KAIROS ECOLAB, en considérant que :
« si le terme « Ecolab » est doté d’un caractère distinctif propre évoquant un laboratoire écologique, cependant, le terme « Kairos », parfaitement arbitraire, qui reprend la dénomination sociale de la société éponyme et se trouve placé en position d’attaque, a une valeur sémantique importante qui s’ajoute à celle du terme « Ecolab », pour former un ensemble conceptuellement différent de la marque antérieure renvoyant au laboratoire écologique de la société Kairos, précisément identifié, de sorte qu’il constitue une unité ayant un sens différent par rapport au sens des dits éléments pris séparément ».
Ainsi, dès lors que la juxtaposition de la dénomination sociale « Kairos » au terme « Ecolab » forme un ensemble conceptuellement différent par rapport à la marque antérieure « ECOLAB», le signe antérieur ECOLAB ne conserve pas une position distinctive autonome dans le signe contesté et il n’existe pas de risque de confusion.
Ce critère d’appréciation de la notion de position distinctive autonome et du risque de confusion n’est pas nouveau puisque la cour reprend le critère déjà dégagé par la jurisprudence antérieure (notamment DOGHNUTS/BIMBO DOUGHNUTS, CJUE 8 mai 2014, C-591/12, BIMBO/OHMI Pt 25 préc.).
Dans cette dernière affaire, il semble possible de déduire que si la dénomination KAIROS n’avait pas été la dénomination sociale du déposant, le signe second pris dans son ensemble, KAIROS ECOLAB, n’aurait pas été considéré comme constituant une unité ayant un sens différent par rapport au sens desdits éléments pris séparément, ne permettant ainsi pas de conclure à l’absence de risque de confusion selon les critères dégagés par la Cour.
La prise en compte de cette circonstance, dans les facteurs pertinents du cas d’espèce nous semble contestable, dès lors que le public visé peut ignorer que le terme ajouté en attaque est la dénomination sociale du déposant ou que le titulaire peut changer de nom, alors même que la décision garderait l’autorité de la chose jugée. Il semble donc regrettable que de telles circonstances aient pu venir orienter la conclusion de cette affaire.
En outre, même avec la prise en compte de cette circonstance, nous ne voyons pas en quoi le second signe, KAIROS ECOLAB, constitue une unité ayant un sens différent par rapport au sens de chacun de ses éléments pris séparément. A notre avis, la juxtaposition de la dénomination KAIROS au signe ECOLAB ne change pas le sens de ce dernier et ne crée pas un ensemble conceptuellement différent. Il convient donc d’être très vigilant sur l’application de ce critère.
Quoiqu’il en soit, la jurisprudence tant française que de l’Union européenne permet ainsi de dégager les critères d’appréciation du risque de confusion entre deux marques lorsque la marque contestée est constituée de la juxtaposition de la dénomination de l’entreprise du tiers et de la marque antérieure enregistrée :
– un risque de confusion peut exister dans l’esprit du public quand bien même le signe repris est doté d’un pouvoir distinctif normal,
– un risque de confusion peut exister quand bien même l’impression d’ensemble produite par le signe contesté n’est pas dominée par le signe repris,
– un risque de confusion peut exister quand bien même le signe repris dans le signe contesté n’est pas strictement identique à la marque antérieure.
Au contraire :
– le risque de confusion exige que le signe repris conserve une position distinctive autonome dans le signe contesté,
– le risque de confusion est exclu si la juxtaposition de la dénomination sociale de l’entreprise et du signe repris forme un ensemble conceptuellement différent par rapport au signe antérieur.
Ces critères permettent ainsi de savoir comment se défendre lorsque sa marque est reprise dans de telles circonstances :
la preuve de la renommée du signe repris n’est pas requise,
la preuve du caractère dominant du signe repris dans l’impression d’ensemble produite par le signe contesté n’est pas requise,
la reprise à l’identique du signe antérieur n’est pas requise,
- la preuve de la position distinctive autonome du signe repris, dans le signe contesté, est requise, et notamment la preuve que la juxtaposition de la dénomination sociale de l’entreprise du tiers et du signe repris ne forme pas un ensemble conceptuellement différent par rapport au signe antérieur, en se fondant sur l’ensemble des facteurs pertinents du cas d’espèce.