Dans le domaine des « brevets essentiels à une norme » (SEP), quel modèle doit être adopté pour définir le montant de la redevance d’une licence ? Avec la publication, en janvier 2019, d’un nouveau projet de guide de préconisations pour les licences sur les technologies de la 5G, les acteurs du secteur poursuivent le débat.
A l’aube du déploiement massif de l’Internet des objets, sur fond d’arrivée de la 5G et d’une croissance exponentielle des données disponibles, l’interopérabilité est un besoin croissant. Ainsi, comment assurer la compatibilité entre des dispositifs connectés, censés fonctionner ensemble ou sur un même réseau, mais divers et variés, fabriqués et vendus par des acteurs concurrents ?
La réponse se trouve notamment dans l’élaboration de standards, de normes techniques, qui doivent permettre d’éviter des investissements redondants et d’assurer la compatibilité des produits, et que devront respecter tous les acteurs des différents marchés concernés.
Mais qui dit norme dit « brevet essentiel ». Ainsi, comme nous l’avons déjà évoqué dans de précédents articles, le détenteur d’un brevet essentiel à une norme se doit de délivrer aux acteurs du marché des licences à des conditions « FRAND » : « Fair, Reasonable, and Non Discriminatory ». Certaines décisions ont déjà permis d’éclaircir ces conditions, et en novembre 2017, la Commission européenne a publié ses recommandations que nous avions rapportées ici. Mais plusieurs questions importantes restent encore à trancher. Nous allons traiter ici la question suivante : comment calculer le montant de la redevance d’une telle licence ?
Deux approches s’opposent pour définir la redevance d’une licence FRAND, selon les intérêts des parties concernées : son montant doit-il prendre en compte le produit final dans lequel sera intégrée la technologie objet du brevet essentiel ?
Deux modèles se dégagent : les partisans des licences de type « use-based », et ceux des « licences to all ».
Licences de type « use-based »
Dans une licence « use-based », le montant de la redevance due par le licencié au détenteur du brevet ne dépend pas uniquement de la valeur de la technologie brevetée. Au contraire, ce montant est lié à la façon dont le produit final incorpore la technologie concernée. Plus la technologie est importante dans l’utilisation du produit, plus la redevance est élevée.
Par exemple, admettons qu’une entreprise vende à la fois des voitures autonomes connectées et des compteurs électriques connectés. Les composants implémentant la 5G seraient dans les deux produits les mêmes, et obtenus au même coût. Pourtant, avec le modèle « use-based », le montant de la redevance à payer par ce vendeur pour l’implémentation des composants dans la voiture, qui ferait appel à la 5G 24 heures sur 24 de manière optimale, serait supérieur à celle due à l’intégration des mêmes composants dans le compteur électrique dont la qualité de la connexion, discontinue, importe peu. Le titulaire du brevet estimerait en effet que sa technologie est plus utile à la voiture qu’au compteur, de sorte qu’il la « facturerait » plus cher. On voit également que, dans ce modèle, seuls les fabricants des produits finaux, tels que les fabricants de voitures ou de compteurs, seraient licenciés.
« Licence to all »
A l’inverse, dans le modèle de type « licence to all », tous les acteurs de la chaine industrielle peuvent demander des licences, et la redevance n’est pas déterminée par le produit final mais par le composant implémentant la technologie, peu importe dans quel produit final elle est intégrée. En d’autres termes, seule la valeur de la technologie brevetée compte. Dans notre exemple, c’est le fabricant des composants implémentant la 5G qui payerait la redevance, et il payerait le même montant, que ses composants soient ensuite intégrés à une voiture autonome connectée ou à un compteur électrique connecté. On appelle également ce modèle « chipset-licensing », puisqu’on considère que la redevance est liée au prix de la puce implémentant la technologie, et non au produit où est intégrée la puce.
On voit bien qui a intérêt à l’adoption des deux modèles. D’un côté, les détenteurs de brevets essentiels veulent amortir leurs investissements en tirant profit du prix des produits finaux vendus, et donc en étant libres de facturer une redevance différente en fonction du produit final. De l’autre, les vendeurs des produits finaux veulent payer une redevance la moins élevée possible, en faisant supporter son coût par les acteurs les plus en amont possible de la chaîne industrielle, à savoir ceux qui fabriquent les composants concernés. Avec un prix identique, qui sera, espèrent-t-ils, aligné sur le prix minimal du marché, la redevance serait plus faible car indépendante du produit final.
Mais alors, une licence FRAND doit-elle être « use-based » ou « to all » ?
Rien n’a encore été tranché. C’est ainsi qu’un groupe nommé « IP Europe Alliance » et regroupant des détenteurs de brevets concernés (parmi lesquels Nokia, Qualcomm, France Brevets, Orange, Ericsson) a essayé de pousser la Commission européenne, par voie de blogs et d’articles de presse notamment, à favoriser l’adoption du modèle « use-based ». Comment ? Par exemple en critiquant le modèle de licence concurrent. Les défenseurs de cette alliance ont notamment déclaré que le modèle « licence to all » revenait à délivrer des « licences to kill » – c’est-à-dire à tuer l’innovation – et à délocaliser des emplois hors d’Europe. Pour eux, ce modèle – « licence to all » -, soutenu par les géants de la Silicon Valley, dissuaderait les innovateurs européens de partager leurs innovations avec le marché, puisque n’importe quel acteur pourrait ensuite requérir une licence à un taux ridiculement bas pour fabriquer une puce électronique, sans que le produit final, potentiellement à très grande valeur ajoutée, ne soit pris en compte.
Les adversaires, adeptes du modèle « licence to all », se sont regroupés notamment dans deux associations nommées « ACT/The App Association » et « The fair Standards Alliance » comprenant notamment Apple, Ebay, Facebook et Intel. Peu avares également en matière de prédictions alarmistes, ils ont déclaré de leur côté que le modèle « use-based » permettrait aux détenteurs des brevets essentiels d’obtenir des redevances sur la base d’innovations venant d’autres acteurs de la chaine. En d’autres termes, et pour reprendre notre exemple, pourquoi Nokia facturerait plus cher sa puce 5G pour une Google Car que pour un compteur Linky, alors qu’il n’a rien inventé d’autre, dans cette voiture aux probables multiples innovations, que cette puce ? Ce modèle engendrerait donc, de leur point de vue, un frein à l’innovation puisque les vendeurs « payeraient pour leurs propres inventions » (Google payerait pour avoir inventé sa propre voiture, dans notre exemple).
C’est pour trancher ce type de questions et éclaircir l’interprétation à donner aux termes « FRAND » que la Commission européenne a émis une communication en novembre 2017. Problème : si, de l’aveu des observateurs, cette communication a permis des avancées sur certains aspects des licences FRAND, en ce qui concerne le modèle de licence à adopter, la commission a décidé… de ne pas décider.
Des groupes de travail rivaux créés en 2018, dans l’attente de la prise de position de la Commission européenne
Et c’est ainsi qu’en 2018 les deux groupes précités ont créé deux groupes de travail rivaux évoluant au sein du CEN-CENELEC (un regroupement d’organismes de standardisation). Le premier groupe a ainsi fait part en septembre 2018 d’un guide pour la négociation des licences FRAND. Sans surprise, ce guide fait plus ou moins subtilement la promotion des licences de type « use-based ».
Il a bien évidemment été critiqué par le groupe de travail rival, qui vient tout juste, en janvier 2019, de publier son propre projet de guide. Celui-ci encourage bien entendu, dans ses « core Principles », à ne pas tenir compte de l’utilisation finale de la technologie brevetée dans l’évaluation de la valeur d’un brevet essentiel à une norme.
Pendant ce temps-là, la Commission a mis en place un troisième groupe pour essayer de trancher la question. 2019 sera donc peut-être l’année où sera adopté l’un des deux modèles. Il est en tout cas prévu que le déploiement de la 5G se poursuive, avant une commercialisation – que l’on attend massive – courant 2020. Il sera alors temps de vérifier si les prédictions pessimistes des uns et des autres étaient fondées, ou si elles avaient peut-être été exagérées…
Cet article est également disponible en anglais sur la version anglaise du site de LLR.