Voici deux exemples récents de décisions dans lesquelles sont abordées les questions de contrefaçon par équivalence d’un brevet. Une occasion de rappeler les grandes lignes de l’application de la théorie des équivalents en France.
I- Rappel de la loi sur la contrefaçon par équivalence
En application de l’article L611-1 du code la propriété intellectuelle, le brevet d’invention « confère à son titulaire ou à ses ayants cause un droit exclusif d’exploitation ». Ce droit exclusif d’exploitation, ou monopole, est limité à un territoire précis, la France pour un brevet français, et dans le temps (20 ans à compter de la date de dépôt du brevet), sous réserve du paiement de taxes de maintien. Des droits similaires sont conférés en France à un brevet européen dont les taxes de maintien sont régulièrement payées.
Les articles L613-3 à L613-6 du même code définissent les actes qui, à défaut de consentement du propriétaire du brevet, constituent une contrefaçon (article L615-1).
Enfin, l’article L613-2 du même code indique que « L’étendue de la protection conférée par le brevet est déterminée par les revendications. Toutefois, la description et les dessins servent à interpréter les revendications. »
Afin de statuer sur la contrefaçon, le juge doit estimer si le contrefacteur présumé reproduit les moyens essentiels de l’invention revendiquée, c’est à dire les moyens nécessaires pour que l’invention résolve le problème technique. Si le contrefacteur reproduit toutes les caractéristiques du produit revendiqué, ou toutes les étapes du procédé revendiqué, il s’agit d’une copie servile de l’objet revendiqué et on parle alors de contrefaçon littérale.
Cependant, la jurisprudence ne limite pas la protection à la reproduction littérale de toutes les caractéristiques de l’objet revendiqué et la doctrine des équivalents est appliquée par les juges français. Cette théorie a pour but d’empêcher les tiers d’échapper à la contrefaçon en remplaçant un moyen de l’invention par un moyen de forme différente, mais remplissant la même fonction, pour un résultat similaire.
On parle de contrefaçon par équivalence lorsque un moyen est reproduit sous une forme différente, tout en remplissant une même fonction (ou présentant un même effet technique), pour un résultat semblable. Traditionnellement pour l’application de cette théorie, on ajoute qu’il faut de plus que la fonction soit nouvelle. Néanmoins les positions sur cet aspect sont partagées et certains considèrent, de façon assez logique selon nous, qu’il faut que la fonction soit « protégée » par le brevet, ce qui ajouterait un critère d’activité inventive pour cette fonction. Par ailleurs, relevons qu’en général cette théorie est appliquée lorsque le moyen équivalent est un élément essentiel de l’invention.
L’application de cette théorie a été discutée dans deux affaires récentes, que nous commentons ci-après à titre d’illustration. Dans ces deux affaires, les juges ont conclu que toutes les conditions de la contrefaçon par équivalence n’étaient pas remplies.
II- SFS INTEC HOLDING AG / ARENA SAS, MUSTAD SpA, Cour de cassation, ch. Com., 8 juin 2017
Le brevet en cause est le brevet européen EP1582684 de la société SFS Intec Holding, qui désigne notamment la France.
Ce brevet porte sur une vis pour la fixation de profilés creux (2) en matière plastique renforcée par des profilés métalliques (24), sur une structure de support.
La société SFS Intec Holding considère que la vis Framex clip, mise sur le marché par la société ARENA, constitue une contrefaçon par équivalence de son brevet.
Elle considère que toutes les caractéristiques de la vis brevetée sont reproduites, à l’exception de la caractéristique suivante de la zone (B) de la tige (soulignement par nous) : « la zone (B) qui subsiste entre le segment (C) de la tige (4) munie du filetage (5) et la collerette de butée (9) est pratiquement cylindrique et a un diamètre (D1) supérieur au diamètre de base (DK) de la tige munie du filetage (5), cette zone (B) de la tige (4) pénétrant avec un ajustage pressé dans les perçages (20, 21) des parois suivantes (22, 23) du profil métallique (24) et/ou du profil creux en matière plastique (2). »
En effet, la vis incriminée ne présente aucune zone pratiquement cylindrique d’une longueur suffisante et d’un diamètre suffisamment supérieur pour réaliser un ajustement pressé avec les perçages des parois suivantes du profil.
Le breveté considère que la vis litigieuse remplit néanmoins la même fonction que la vis brevetée, à savoir l’ajustage pressé ou ajustement serré par des vis qui élargissent des perçages préformés.
Dans cette affaire, la Cour de cassation confirme le jugement de la cour d’appel de Paris du 27 mars 2015. La cour d’appel avait rappelé que « la théorie de l’équivalence est exclue en présence d’une fonction qui n’est pas nouvelle et par ailleurs le moyen incriminé doit produire le même effet technique que celui produit par le moyen revendiqué».
Dans le cas présent, concernant la nouveauté de la fonction, les intimés ont fourni plusieurs documents définissant divers types d’ajustage, dont l’ajustage serré, qui démontrent que la fonction d’ajustement serré par des vis qui élargissent des perçages préformés était connue.
Par ailleurs, concernant la reproduction de la fonction, la Cour de cassation confirme l’arrêt qui relève que (soulignement par nous) « la vis incriminée ne présente aucune zone pratiquement cylindrique d’une longueur et d’un diamètre suffisants pour réaliser un ajustement pressé avec les perçages des parois et qu’il n’est pas démontré que lorsqu’un [tel] espace existe, son diamètre, variable, serait de nature à exercer la fonction d’ajustage pressé avec les pré-perçages des parois du profil à traverser, de sorte que l’effet technique premier de la vis arguée de contrefaçon est différent de l’effet technique premier d’ajustement serré, invoqué comme étant celui des vis prétendument contrefaites ».
On peut relever ici que la Cour de cassation définit l’identité de fonction comme étant une identité d’effet technique premier du moyen argué de contrefaçon et du moyen du brevet, et qu’il s’agit de démontrer que le moyen argué de contrefaçon est de nature à exercer la fonction du moyen revendiqué dans le brevet.
La Cour de cassation conclut donc que dans cette affaire, le moyen de contrefaçon par équivalence n’est pas fondé.
III- ITENA CLINICAL SAS / Produits dentaires Pierre Rolland, Cour d’appel de Paris, 13 juin 2017
Le brevet en cause est le brevet français FR2983398 de la société Produits dentaires Pierre Rolland.
Ce brevet porte sur une canule (1000) pour seringue multifonction (projection d’air, d’eau ou d’un mélange de ceux-ci) d’un cabinet dentaire.
Le breveté reconnait que le produit AIREO reprend l’intégralité des caractéristiques de la canule revendiquée, à l’exception d’une découpe (D), qui dans l’invention comprend un segment longitudinal (1270) et un segment (1265) ayant une direction différente (transversale dans la figure 7), alors que dans le produit AIREO, le segment transversal n’est pas présent.
La fonction de ce segment transversal (1265) est d’assurer un guidage mécanique, qui permet d’assurer l’alignement angulaire de la canule (1000) et de la seringue, et donc des canaux mâles (portés par la seringue) et femelles (1120, 1125, portés par la canule), par une voie mécanique plus efficace que la voie purement visuelle de l’art antérieur (page 10, l. 15-29 du brevet).
Le breveté considère que le produit AIREO présente une collerette sur la canule, formant butée de translation, qui permet une rotation de la canule sur l’adaptateur jusqu’au segment longitudinal où dans un second temps l’ergot de l’adaptateur vient glisser dans la rainure du produit AIREO, engendrant ainsi une translation longitudinale de la canule.
La cour d’appel rappelle que « la portée du brevet s’étend de la technique expressément revendiquée à toute variante combinant de la même façon des moyens différents mais assurant la même fonction, la fonction d’un moyen dans une application étant définie comme l’effet technique premier produit par la mise en œuvre de ce moyen, qui permet de parvenir au résultat, et deux moyens étant équivalents lorsque, bien qu’étant de forme différente, ils exercent une même fonction en vue d’un résultat de même nature sinon de même degré ».
Concernant l’identité de fonction, d’après la Cour, la fonction de guidage mécanique au moyen de la collerette présente sur le produit AIREO, n’est pas de qualité identique à celle de l’invention. En effet, dans l’invention, lors de l’assemblage de la canule et de l’adaptateur, l’ergot de l’adaptateur se trouve immédiatement inséré dans le segment transversal de la découpe de la canule d’où il est mécaniquement dirigé dans le segment longitudinal de cette découpe, alors qu’un tel guidage n’est pas assuré avec la même efficacité par la collerette du produit AIREO, et qu’en outre, la fonction de guidage mécanique alléguée est certes possible mais nullement nécessaire contrairement au dispositif prévu par la revendication 1 du brevet, ni même utile. En effet, l’utilisateur du produit AIREO cherchant à fixer la canule sur l’adaptateur peut aisément faire coïncider l’ergot de l’adaptateur et la rainure (segment longitudinal) de la canule et parvenir ainsi à une translation de la canule au moyen de son segment longitudinal en effectuant simplement un alignement visuel (et pas mécanique), sans avoir besoin de recourir à un mouvement rotatif sollicitant la surface plane et lisse de la collerette.
Nous pourrions déduire de cela que, bien que le moyen argué de contrefaçon puisse être capable d’exercer une fonction similaire à celle du dispositif de l’invention (ou soit configuré pour), il ne l’exerce pas nécessairement, et de ce fait il n’y aurait pas de reproduction de la fonction. Il s’agit ici d’un point éclairant en termes de liberté d’exploitation.
Concernant la protection de la fonction par le brevet, la Cour relève par ailleurs que la fonction de guidage mécanique attribuée par le breveté à la surface de la collerette du produit AIREO combinée avec le segment longitudinal est connue de l’art antérieur, car elle est notamment décrite dans le document WO9204878, qui décrit un mode de réalisation alternatif dans lequel la canule présente une rainure axiale qui est assimilable au segment longitudinal, et que dans le dispositif de ce document, lorsque la nervure axiale en saillie de l’adaptateur n’est pas alignée avec la rainure axiale de la canule lors d’un échec de l’assemblage visuel, elle vient nécessairement buter contre la surface du rebord de la canule, ce qui permet de réaliser un mouvement de rotation de l’adaptateur dans la canule. Dans ce document de l’état de la technique, la surface du rebord de la canule, associée à la rainure axiale de la canule, a donc aussi pour fonction de guider mécaniquement l’adaptateur, exerçant ainsi la même fonction attribuée par le breveté dans le produit allégué de contrefaçon.
L’approche abordée ici peut sembler étrange : la Cour s’intéresse à la nouveauté de la fonction de guidage « attribuée » au moyen du produit argué de contrefaçon, alors que l’on pourrait s’attendre à ce qu’elle considère classiquement la nouveauté de la fonction exercée dans le brevet, dans le but de savoir si la fonction en question est bien protégée par le brevet. Ce que nous comprenons de la conclusion faite ici, c’est que si l’on définit (comme c’est le cas dans la décision) une fonction relativement large des moyens revendiqués – suffisamment large pour qu’elle soit reproduite par les moyens argués de contrefaçon – à savoir le guidage mécanique en général de la canule, alors la fonction est connue de l’état de la technique et il n’y a donc pas d’équivalence possible. Une autre approche, mais qui aurait conduit à une conclusion similaire, aurait pu être de définir une fonction des moyens revendiqués plus restreinte, pour qu’elle soit protégeable par le brevet, limitée à un contexte plus précis (par exemple une fonction de guidage mécanique dans deux directions différentes assurée par un même moyen), mais dans ce cas la fonction n’aurait pas été reproduite par les dispositifs argués de contrefaçon.
La Cour a considéré pour ces raisons que la contrefaçon par équivalence de la revendication 1 n’était pas retenue.
On voit à travers ces deux décisions que l’appréciation de la contrefaçon, en particulier de la contrefaçon par équivalence, est un sujet délicat, qui nécessite une analyse minutieuse concernant certains aspects critiques, notamment la définition ou la reproduction de la fonction. Le suivi de la jurisprudence peut aider à confirmer ces analyses, qui restent toutefois très souvent une question de faits et de cas par cas.